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27 septembre 2012

Sur Anne Serre, sur les contes édifiants, sur les gros enfants qui apprennent à colorier


Sans titre


Une morale nue apporte de l'ennui ; le conte fait passer le précepte avec lui.

Jean de La fontaine, "Le Pâtre et le Lion" (Fables, VI)



Je suis une mule, une mauvaise tête, en principe je ne démords pas et m'étais bien juré de ne rien acheter qui fût paru sous l'infâme estampille de la "rentrée littéraire". Un ami pourtant m'a pressé de me procurer sans attendre Petite table, sois mise !, dernier livre d'Anne Serre. Son enthousiasme a eu raison de mes préventions. Disons-le tout de suite : je ne regrette pas. C'est un genre de conte érotique peut-être un peu bref pour composer tout un ouvrage, mais l'écriture est riante, intelligente, pleine d'équilibre, et l'organisation du récit bien huilée. On est extraordinairement au-dessus de toute la production courante – loin des brouets d'adverbes et d'adjectifs qu'on veut nous faire bouffer pour de la "langue baroque" ou "poétique" ; loin des écritures plates comme des excuses de la foule de chieurs d'encre sévissant beaucoup dans l'enseignement qui enclument des phrases longues (pour se croire Proust) saupoudrées parfois d'un gros mot (pour faire Céline) ; et je ne parle pas de cette dernière trouvaille de certains gros enfants qui apprennent à colorier consistant à exposer sous forme de vers les pires âneries politiques ou philosophiques. Au-dessus de la production courante, donc. Et puis, les considérations formelles mises à part, qu'un écrivain se collette avec les interdits terribles de la sexualité enfantine, de la pédophilie heureuse, de l’inceste réciproque, est suffisamment saisissant pour s'y arrêter. A ceci près qu’Anne Serre, sous les dehors du pornographique, est somme toute très morale. C'est que dans Petite table, sois mise ! il est surtout question je crois d'actualiser la forme du conte. L'auteur s'est emparé du type contemporain du monstre – quoi de plus monstrueux désormais que le pédophile, que le parent pervers ? – pour l'introduire dans l'espace du conte : un espace dont la constante est qu'on y apprend à jouer à se faire peur pour se rassurer, à éprouver les valeurs en les inversant, à faire baisser comme dans le rêve une tension en assouvissant pour de faux ses instincts les plus repoussants. Mais pour le reste, les choses se passent chez Anne Serre comme dans tous les contes édifiants : une fois traversées les obscénités sans frein du début, tout revient en ordre ou presque à la fin, et les monstres merveilleux sont punis. Inutile de trop spécifier que cette dernière partie du livre (la moins pourvue d'humour, la plus psychologisante) est la moins bonne. La narratrice, elle, s'en tire plus ou moins bien, avec pour seul horizon dans une vie d'adulte une mer de beaux souvenirs qu'on ne peut pas dire et un "pauvre coeur brisé" faisant eau.


Extrait :

Pierre Peloup était opticien et c'est comme cela que nous l'avions rencontré. Maman avait eu besoin de lunettes pour corriger sa myopie, je l'avais accompagnée. Pierre Peloup ressemblait à un loup avec ses petites dents blanches et pointues, ses lèvres rouges qui souriaient toujours à demi, ses yeux luisants, ses cheveux noirs et drus. C'était un homme de trente-cinq ans environ. Pendant qu'elle essayait les verres, maman n'avait cessé, projetant sa poitrine en avant, de faire sauter les bretelles de sa robe, et comme elle respirait fort, fixant Pierre Peloup à travers un verre qui lui faisait l'oeil énorme, il s'était rendu. Lorsqu'il était venu à la maison, comme chacun au début – je veux dire : ceux qui n'étaient pas de notre famille – il était un peu troublé et inquiet. Maman lui avait ouvert nue, et ce jour-là, ayant frotté sa toison avec une huile qui la rendait fauve et brillante, elle était particulièrement en beauté. Ses seins étaient plus voluptueux que jamais : elle en avait rosi les pointes. Et comme elle me l'avait demandé, je me tenais dans le vestibule, derrière elle. Bien sûr il en eut le souffle coupé, mais quand il vit les très belles fesses de maman qui le précédaient pour entrer à la salle à manger, il cessa de se demander où il était tombé.

Parfois, maman avait des fantaisies, "ce qui la rendait encore plus charmante", disait le docteur Mars. Cette première fois avec Pierre Peloup, elle voulut absolument me tenir assise sur ses cuisses, le visage collé contre ses seins, et comme j'en tétais un, Pierre Peloup téta l'autre. Maman était extrêmement sensible, et où qu'on la touche, où qu'on la caresse, cela lui plaisait. Elle jouait de ses doigts avec mon sexe, Pierre Peloup avait sorti le sien et nous amusait avec : c'est peut-être à cause de cette première rencontre qu'il prit ensuite tant de plaisir avec moi.


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