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1 février 2013

Cinq lectures de Dante (2)


Sans titre


(Pour lire le premier billet de la série, se diriger en 1).


2. Mircea Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes, Paris, Gallimard (coll. "Folio / Essais"), 1992, 283 p.*

Sortons quelque peu du champ de la littérature.

"Au Congo et sur la côte Loango", écrit Mircea Eliade, "les garçons entre dix et douze ans avalent une boisson qui leur fait perdre connaissance. Ils sont alors emportés dans la jungle (...). Bastian rapporte qu'ils sont enterrés dans la 'maison des fétiches' et qu'à leur réveil, ils semblent avoir oublié leur vie passée. Pendant leur réclusion dans la jungle ils sont peints en blanc (un signe qu'ils sont devenus des spectres), ils jouissent du droit de voler, sont instruits dans les traditions secrètes de la tribu et apprennent une langue nouvelle" (p. 79).

Il s'agit là d'un rite de puberté dont les notes spécifiques (la mort symbolisée par la perte de connaissance, par l'enterrement, l'oubli du passé, l'assimilation du novice au spectre, l'initiation à une tradition cachée et l'enseignement d'une langue mystérieuse) se retrouvent dans de nombreux rites archaïques de passage à l'âge adulte en Afrique, mais aussi en Océanie ou en Amérique.

Mais quel rapport, dira-t-on, entre ces considérations relatives aux procédures rituelles qui accompagnent la fin de l'enfance dans les cultures primitives et Dante Alighieri, poète florentin du XIVe s. ? Laissons poursuivre Eliade :

"La brousse symbolise à la fois l'Enfer et la Nuit cosmique, donc la mort et les virtualités (...). Comme nous l'avons dit, certains peuples assimilent les novices isolés dans la forêt aux âmes des morts. Souvent on les frotte de poudre blanche pour les faire ressembler aux spectres. Ils ne mangent pas avec leurs doigts, car les morts ne s'en servent pas non plus. (...) Ce séjour parmi les morts n'est pas sans conséquences : les novices recevront des révélations concernant la science secrète. Car les morts sont plus éclairés que les vivants. (...) [T]outes les formes initiatiques de puberté, même les plus élémentaires, comportent la révélation d'une science sacrée, secrète. Certains peuples appellent les initiés 'ceux qui savent'. En plus des traditions de la tribu, les novices apprennent une langue nouvelle, qui leur servira plus tard à communiquer entre eux. La langue spéciale – ou, du moins, un vocabulaire inaccessible aux femmes et aux non-initiés – est l'indice d'un phénomène culturel qui trouvera son vrai épanouissement dans les sociétés secrètes. On assiste à la transformation progressive de la communauté des initiés dans une confrérie encore plus fermée, comportant de nouveaux rites d'entrée et une pluralité de degrés initiatiques. (...) Nous tenons ici l'explication de l'apparition des sociétés secrètes aussi bien que de l'organisation des confréries des medecine-men, des chamans et des mystiques de toutes sortes. Il s'agit, en définitive, d'une idée simple et fondamentale : si le sacré est accessible à tout être humain, y compris les femmes, ses premières révélations ne l'épuisent pas. L'expérience et la connaissance religieuse comprennent des degrés, des plans de plus en plus élevés, que leur nature ne met pas indistinctement à la portée de tous" (pp. 90-93).

Dans son beau livre fascinant, Eliade montre que, nonobstant sa disparition du monde moderne, il ressort des constatations de l'anthropologie que l'initiation est une expérience existentielle constitutive de la condition humaine. Et qu'en somme toute initiation implique la soumission à la mort rituelle et la révélation du sacré. Implique un processus mystique où l'on meurt pour devenir un autre. De là que les mêmes thèmes initiatiques, les mêmes scénarios opèrent dans des sociétés culturellement très hétérogènes, éloignées dans le temps et l'espace. De là aussi que ces thèmes, ces scénarios (qui pour l'essentiel mettent en scène les épreuves terrifiantes qu'a à traverser l'initié, sa mise à mort symbolique, souvent sa descente aux enfers et/ou son ascension au ciel, avant la renaissance sous un autre régime existentiel) sont associés à chaque type différencié d'initiation que connaît l'expérience humaine : rites de puberté par quoi les jeunes gens font l'apprentissage du sacré, du savoir et de la sexualité (pour devenir, en quelque sorte, authentiquement humains) ; rites spécialisés où des individus cherchent à transcender leur condition mortelle pour s'approcher d'un mode d'être surnaturel (initiations héroïco-militaires, chamaniques, initiations particulières marquant l'entrée dans une confrérie secrète, dans une religion occulte). De là enfin que ces schémas se rencontrent encore dans les mythes, les contes et les mystères immémoriaux**.

On voit, sous ce rapport, que l'expédition guidée dans l'autre monde qui fait tout le sujet de la Divine Comédie, peut se lire comme l'actualisation du thème initiatique qui infuse dans la succession de catabases et d'ascensions au ciel dont s'augmente la littérature depuis l'Antiquité. Une littérature spécifique plongeant ses racines dans les mythes archaïques et les anciens mystères***.

Cependant, c'est plus directement et en personne que Mircea Eliade, dans son ouvrage, fait comparaître Dante. Il signale son affiliation active à la chevalerie ésotérique des Fidèles d'Amour (Fedeli d'Amore).

Eliade a sûrement découvert à travers René Guénon que le mouvement des Fidèles d'Amour, s'il en cultiva par nécessité l'apparence, ne fut sans doute pas uniquement, ni même d'abord le mouvement littéraire sentimental et précieux qu'on nous serine.

Les Fidèles d'Amour "constituaient une milice secrète et spirituelle, ayant comme but le culte de la 'Dame unique' et l'initiation dans le mystère de l''Amour'. Tous utilisaient un 'langage caché' (parlar cruz), afin que leur doctrine ne fût pas accessible à 'la gente grossa', comme s'exprime un des plus illustres parmi les Fedeli : Francesco da Barberino (1264-1348). Un autre fedele d'Amore, Jacques de Baisieux, enjoint dans son poème C'est des fiez d'Amours, 'qu'on ne doit pas révéler les conseils de l'Amour, mais qu'on les cache bien soigneusement'" (pp. 267-268).

Pour parler clair, par-delà l'affectation du secret inhérente aux ordres initiatiques, il fallait aussi échapper aux persécutions ecclésiastiques que subissait quiconque était suspecté d'hérésie. Eliade réfute qu'il se fût agi d'un mouvement proprement hérétique ; il estime qu'il est plutôt question d'un groupe qui reprochait aux papes leur indignité, cause de "la léthargie dans laquelle était tombé le monde chrétien", et qui ne reconnaissait plus aux pontifes romains "le prestige de chefs spirituels" (p. 268). La nuance est discutable, au moins si l'on s'en tient aux conséquences pratiques.

En-dehors de leur haine de l'Église corrompue et de ses tribunaux d'inquisiteurs ("Amor", au même titre que chez les troubadours languedociens, renverse "Roma" comme en miroir), il est assez probable que le rapport à l'Amour qu'avaient les Fedeli fût d'ordre mystique et initiatique. L'Amour peut être l'état de ceux qui sont initiés, c'est-à-dire ceux qui ont connu la "mort initiatique" et sont revenus transfigurés à la vie. On distingue alors les "vivants immortels" (initiés) des "mortels" ou des "morts" (profanes). Jacques de Baisieux semble le confirmer par la décomposition étymologique qu'il opère :

"A senefie en se partie
'Sans', et
mor senefie 'mort'.
Or l'assemblons, s'aurons 'sans mort'.
Dont est sans mort ki amor a
"

L'Amour peut aussi signifier l'organisation initiatique des Fidèles elle-même. Quant à la "Dame", elle symbolise la Sagesse gnostique, divine si l'on veut, mais à quoi il est possible de toucher par ses propres vertus et ses capacités humaines (intelligence discursive, méditation, ascèse, exercices extatiques) – non par la pure grâce élective d'un dieu surnaturel. Et la Dame, lorsqu'elle est atteinte, s'évanouit pour laisser place à l'Amour, au sens mystique, qui en est l'accomplissement, qui est une béatitude.

"Mais les Fedeli d'Amore sont importants surtout", conclut Eliade, "parce qu'ils illustrent un phénomène qui se précisera par la suite : la communication d'un message spirituel secret par la 'littérature'. Dante est l'exemple le plus célèbre de cette tendance – qui anticipe déjà le monde moderne – à considérer l'art, spécialement la littérature, comme le moyen exemplaire de communiquer une théologie, une métaphysique, une sotériologie" (pp. 268-269).


(À suivre).



____

Notes :


* Ce livre est paru pour la première fois en anglais sous le titre de Birth and Rebirth : The Religious Meanings of Initiation in Human Culture, en 1958. Il était édité à Londres par la maison Harvill Press, et à New York par Harper & Brothers. Il colligeait sous une forme remaniée et traduite (la langue de composition de Mircea Eliade était le français) un ensemble de conférences prononcées en 1956 à l'Université de Chicago sous l'intitulé "Patterns of Initiation".

** "Les mystères ont gardé leur secret. Jamais les Orgia d'Éleusis ne nous seront connus", écrit Pascal Quignard dans son Sexe et l'effroi, non sans démentir aussitôt l'affirmation en livrant une poignée de détails laissant voir que ces choses "mystérieuses" du monde hellénistique, c'est-à-dire réservées aux "mystes", concernaient "la sexualité et le monde des morts." Eliade développe : "Les Mystères d'Éleusis, comme les cérémonies dionysiaques, étaient fondés sur un mythe divin : le déroulement des rites réactualisait l'événement primordial narré par le mythe, et les participants aux rites étaient progressivement introduits dans la présence divine. Un exemple : le soir de leur arrivée à Éleusis, les mystes interrompaient leurs danses et leurs réjouissances à la nouvelle du rapt de Perséphone. Torches en main, criant et se lamentant, ils erraient partout en quête de Perséphone. Tout à coup, un héraut leur annonçait que Hélios avait révélé où se trouvait la jeune déesse, et c'était de nouveau la joie, la musique et les danses. (...) L'initiation proprement dite s'effectuait dans le télestérion d'Éleusis. Elle commençait par des purifications. Ensuite, la tête recouverte d'une étoffe, le myste était introduit dans le télestérion et installé sur un siège recouvert d'une peau d'animal. Sur tout ce qui se passait après, nous sommes réduits à des conjectures. Le secret initiatique a été bien gardé. (...) Clément d'Alexandrie (Protreptique, II, 21, 2) nous a transmis la formule sacrée des Mystères : 'J'ai jeûné ; j'ai bu le cycéon ; j'ai pris dans le panier et, après l'avoir manié, j'ai déposé dans la corbeille, puis, reprenant de la corbeille, j'ai replacé dans le panier.' On comprend les deux premières parties du rite : le jeûne et l'absorption du cycéon. Ce dernier était un mélange fait de gruau d'orge, d'eau et de pouliot que, selon le mythe, la reine Métanire avait offert à Déméter, exténuée par sa longue recherche de Coré. Quant au reste de la formule sacrée transmise par Clément, de nombreuses interprétations ont été proposées (...). Une certaine forme de mort initiatique, c'est-à-dire une descente symbolique aux Enfers, n'est pas exclue (...). Si le panier rituel symbolisait le monde inférieur, le myste, en le découvrant, descendait aux Enfers." (pp. 238-240). Plus loin : "A Éleusis, comme dans les cérémonies orphico-dionysiaques, comme dans les Mystères gréco-orientaux de l'époque hellénistique, le myste entreprend l'initiation afin de transcender la condition humaine et d'obtenir un mode d'être supérieur, surhumain. (...) Si nous savons assez peu sur ces rites secrets, nous savons du moins que les plus importants étaient en relation avec la mort et la résurrection mystiques du néophyte. A l'occasion de son initiation dans les Mystères d'Isis, Apulée subit 'une mort volontaire' (ad instar voluntariae mortis) et 'approche le royaume de la mort' afin d'obtenir son 'jour de naissance spirituelle' (natalem sacrum). Le modèle exemplaire de ces rites était constitué par le mythe d'Osiris, et il est probable que dans le Mystère de la Grande Mère Phrygienne, le myste était symboliquement enterré dans une tombe. Selon Firmicus Maternus, il était considéré moriturus, 'en train de mourir'. A cette mort mystique succédait une nouvelle naissance, spirituelle. (...) Il s'agit partout d'une régénération spirituelle, d'une palingenesia, qui se traduisait par le changement radical du régime existentiel du myste. (...) On s'initiait pour obtenir un statut ontologique surhumain, plus ou moins divin, et s'assurer la vie postmortem, voire l'immortalité." (pp. 242-245).

*** Borges, dans un livre à vrai dire sans grand intérêt, installe le moine Bède le Vénérable comme possible inspirateur de Dante au motif qu'il aurait rapporté une poignée de visions ultra-terrestres dans son Historia ecclesiastica gentis Anglorum écrite au VIIIe s. (Jorge Luis Borges, "Dante et les visionnaires anglo-saxons" in Neuf essais sur Dante [trad. de Françoise Rosset, préface d'Hector Bianciotti], Paris, Gallimard [coll. "Arcades"], 1987, pp. 61-71). Pourquoi pas ? Mais à suivre cette pente, et à oublier la composante initiatique qui traverse la Comédie, on pourrait s'enfoncer ad nauseam dans l'énumération de précédents présentant des correspondances plus fortes que la proposition de Borges. Il n'est que de rappeler la Visio Sancti Pauli rédigée au IVe ou au Ve s., où un auteur apocryphe a imaginé une incise au texte du douzième chapitre de la Deuxième épître aux Corinthiens. Dans cette épître, Paul de Tarse relatait sans donner de détails avoir été conduit vivant au ciel. La Visio Sancti Pauli augmente le récit d'une visite en enfer, où l'apôtre aurait obtenu un repos du dimanche pour les damnés. Cette Visio, on sait que Dante la connaissait puisqu'il fait allusion au voyage souterrain de Paul au deuxième chant de l'Enfer. Il faudrait convoquer encore la myriade d'"apocalypses" de la tradition judéo-chrétienne qui reprennent le motif de l'ascension au ciel et/ou de la descente aux enfers d'un visionnaire (Apocalypse Gnostique de Paul, Apocalypse de Pierre, Apocalypse de la Vierge, ...) ; et jusqu'à la légende chrétienne de la descensus Christi ad inferos (citée au quatrième chant de l'Enfer) voulant que Jésus ait été dans l'Hadès durant les trois jours où son corps demeura dans la tombe. Ceci pour s'en tenir exclusivement au monde chrétien. Car on pense que Dante a dû connaître d'autres traditions, et qu'il a pu se procurer, entre autres, la version latine du Livre de l'Échelle de Mahomet qui circulait en Occident dès le XIIIe s. (livre consignant le "voyage nocturne" au cours duquel le Prophète, en l'an 2 avant l'hégire, s'est élevé au ciel puis est descendu aux enfers en compagnie de l'ange Gabriel, monté sur un coursier fantastique appelé Bouraq).


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